Bateau fantôme
— publié dans : De la dérive (2020)
— auteure : Moira Hille, artiste, chercheure et militante, Autriche

Moira Hille

disparition
entre-deux
liminalité
séparation
traces
traversée

Depuis 2010, les médias européens utilisent le terme bateau fantôme pour désigner les embarcations utilisées pour traverser les frontières, comme en juin 2014, lorsqu’un bateau avec 243 personnes à son bord quitte la Libye pour l’Italie, puis disparaît ; ou en 2015 [1], lorsque Frontex arrête un cargo transportant 450 personnes, ramené en Italie [2].

Le terme bateau fantôme a souvent été utilisé par les médias pour désigner les bateaux pneumatiques trouvés en mer Méditerranée, comme au printemps 2016 [3].

Barche fantasma, bateau ou navire fantôme sont des termes utilisés en Sicile et à Lampedusa pour nommer les bateaux arrivants, qui ne sont signalés ni par les autorités ni par les médias, et qui paraissent irréels. Ces bateaux fantômes viennent bousculer les concepts de fermeture des ports élaborés par les gouvernements italien et européen, montrant l’impossibilité de leur mise en oeuvre [4].

Les bateaux utilisés pour les traversées en mer Méditerranée sont considérés comme des bateaux fantômes lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, sans capitaines et sans équipes à bord assurant le transport des migrants [5]. Sont nommées bateaux fantômes les embarcations flottant sur les eaux, dont les passagers sont morts. Sont nommées bateaux fantômes les embarcations qui ne parviennent plus à trouver leur chemin.

Les cas de bateaux fantômes en mer Méditerranée diffèrent selon les bateaux et les passagers, et je n’ai pas été capable d’identifier un attribut ou une caractéristique commune à ces bateaux fantômes, qui ne soit également partagée par d’autres types de bateaux présents en Méditerranée. [6] À cela près qu’ils sont tous considérés comme des bateaux assurant le transport des migrants et des réfugiés. Ce point commun ne vient pas apporter une définition de ces bateaux en eux-mêmes, mais relève plutôt d’un jugement extérieur, d’une projection, un mouvement vers ces bateaux. Ce jugement consiste à transformer les bateaux, les navires, les embarcations et leurs voyageurs en bateaux fantômes. Je parle de cette transformation comme d’un ghosting et de ces navires comme de bateaux fantômes.
Je considère ce ghosting comme une façon de situer le bateau en dehors d’une réalité matérielle, en dehors d’un espace concret, et d’ancrer ses relations dans la sphère de l’étrange, du mortel, de l’entre-deux. Aujourd’hui, le terme ghosting est souvent utilisé en référence aux réseaux sociaux [7], comme pratique visant à rompre toute communication avec quelqu’un sans l’en informer au préalable. Ghosting pourrait alors être considéré comme une expression culturelle actuelle, désignant l’arrêt total d’une relation, sans négociation. Je suggère d’interpréter la pratique du ghosting comme le résultat d’une ancienne tradition occidentale de la séparation, du racisme et du colonialisme, afin de comprendre les différentes formes par lesquelles la pensée occidentale manifeste sa violence aujourd’hui.

À travers le ghosting de bateaux, une histoire réelle est invisibilisée, supprimée, volontairement perdue, égarée, et rendue irréelle. Il ne s’agit pas simplement d’une tentative visant à reléguer les bateaux à un espace obscur et passé, mais de les exiler hors du réel, de la réalité du présent, de bannir d’un présent perceptible les navires et les personnes qui s’y trouvent pour les enfermer dans un système visuel reposant sur la capacité de perception des spectateurs – ceux qui se tiennent sur les rives.

Les bateaux fantômes entérinent non seulement la violence anti-Noir.e.s établie par les régimes frontaliers européens en Méditerranée, mais rappellent également que ces violences sont inhérentes à l’appareil perceptif européen héritier de l’histoire de l’innocence blanche [8].

Les images des mouvements de migration en Méditerranée diffusées par les médias européens façonnent la perception publique des politiques de migration. La plupart de ces images figurent des bateaux de réfugiés, des gilets de sauvetage flottant en mer, des corps inanimés sur les rivages. Dans ces images, la représentation est marquée par une abstraction, de la même façon que nous observons un paysage marin, ou une masse d’eau quelque part. Ces « quelque part » ou ces « n’importe où » nous éloignent de la réalité, d’un lieu concret. Je vois de la terreur, je vois de la violence, mais il m’est impossible de la situer, la relation à cet espace est perdue, refusée, cachée.

En référence à ce qu’Eve Tuck et Marcia McKenzie décrivent généralement comme une tradition séparatiste dans la philosophie occidentale, – qui va jusqu’à la séparation de l’homme et de la nature et « à l’anthropocentrisme en tant que voie de développe- ment universelle », – je soutiens Megan Bang, Lawrence Curley, Adam Kessel, Ananda Marin, Eli S. Suzukovich III, et George Strack dans l’idée que le séparatisme occidental « privilégie les relations coloniales des colons avec la terre, réinscrit l’anthropocentrisme en concevant la terre comme toile de fond matérielle sans conséquence, ou inanimée pour l’activité humaine privilégiée, et permet la séparation de l’homme de la terre » [9]. Ce mépris de la terre et du lieu, en particulier dans les sociétés coloniales, permet de nier, écrivent Tuck et McKenzie, que les États sont construits sur des génocides [10].

Je soutiens donc que la stratégie actuelle du ghosting, à travers une documentation visuelle sans lieu, remonte aux navires fantômes du XVIIIe siècle présents dans les récits folkloriques blancs, qui ne pouvaient pas être localisés, qui apparaissaient et disparaissaient tour à tour. Ces derniers étaient aussi bien déplacés qu’intemporels. Le ghosting est une séparation, et ces bateaux fantômes sont donc considérés comme existant parallèlement à ceux qui s’imaginent être situés à distance.

Eve Tuck et K. Wayne Yang qualifient les différentes manières dont les colonisateurs tentent de « concilier la culpabilité
et la complicité des colons, et de sauver l’avenir des colons » de « mouvements vers l’innocence » [11]. Tuck et Yang décrivent ces mouvements de colonisation vers l’innocence comme « des stratégies ou des positions qui tentent de soulager le colon de ses sentiments de culpabilité ou de responsabilité sans lui donner de terres, de pouvoir ou de privilège, sans qu’il ait
à changer grand-chose » [12]. Le concept d’innocence blanche de Gloria Wekker permet de mettre l’accent sur la manifestation de l’innocence dans les conceptions des identités européennes blanches et de l’humanitarisme européen blanc, et constitue donc un outil analytique d’orientation vers la mer Méditerranée [13].

Les tentatives d’abstraction de la Méditerranée comme un « quelque part » et non comme un lieu concret visent à maintenir les raisons mêmes des décès en Méditerranée en dehors d’un espace où les citoyens européens sont obligés, en raison des idées européennes sur l’humanité, d’intervenir, alors que la cause même de ces décès est induite par une longue et continue histoire de colonialisme, de dépossession et d’exploitation mondiale [14].

La pratique du ghosting permet aux Européens blancs d’éviter la relation et la responsabilité que l’Europe a en tant qu’auteur de ces morts et de ces meurtres, qui en fin de compte perturbent l’idée même de l’Europe, son moi innocent et démocratique, dans sa fondation. En ce sens, les navires fantômes peuvent être considérés à la fois comme ce que cette innocence a préservé et comme ses chasseurs de fantômes.

 

[1] Wikipedia, “Ghost Boat investigation,” https://en.wikipedia.org/wiki/Ghost_boat_investigation

[2] “People smugglers adopt new ‘ghost ship’ tactic,” Deutsche Welle, January 2, 2015, http://www. dw.com/en/people-smugglers-adopt-new-ghost- ship-tactic/a-18168457

[3] Barbie Latza Nadeau, “Ghost Ships of the Mediterranean,” January 6, 2015, https://www.thedailybeast.com/ ghost-ships-of-the-mediterranean

[4] Wilfried Embacher, “Urlaub Auf Lampedusa: Tödliche Wege Ins Glück,” Der Standard, August 25, 2019, https://www.derstandard.at/story/2000107708381/urlaub-auf-lampedusa- toedliche-wege-ins-glueck; Alessandra Puato, “A Lampedusa 230 Barche Fantasma Dei Migranti. I Pescatori: ‘Togliete i Relitti, Siamo Bloccati,’” Corriere della Sera, July 22, 2019, https://www. corriere.it/economia/aziende/19_luglio_22/ lampedusa-230-barche-fantasma-migranti-pes- catori-togliete-relitti-siamo-bloccati-84fb- fe50-ac5c-11e9-8470-d02c1b58748e.shtml

[5] “Why Migrant Smugglers Are Using ‘Ghost Ships’,” The Local, January 2, 2015, https://www.thelocal.it/20150102/ why-migrant-smugglers-are-using-ghost-ships

[6] I am using the term refugee here with reference to political self-designation in protest movements.

[7] “Ghosting may reflect an old relationship dissolution strategy—avoidance”, Leah E. Lefebvre et al., “Ghosting in Emerging Adults’ Romantic Relationships: The Digital Dissolution Disappearance Strategy,” Imagination, Cognition and Personality 39, no. 2 (July 2019): 125-50.

[8] I use capital Black and lower case white. Both categories are constructions and expressions of racist worldviews. By capitalizing Black, I want to draw on the use of the term in social movements, and as political self-designation.

[9] Megan Bang et al., “Muskrat Theories, Tobacco in the Streets, and Living Chicago as Indigenous Land,” Environmental Education Research 20, no. 1

[10] Eve Tuck and Marcia McKenzie, “Relational Validity and the ‘Where’ of Inquiry,” Qualitative Inquiry 21, no. 7 (2015): 633-638.

[11] Eve Tuck and K. Wayne Yang, « Decolonization is not a metaphor, » Decolonization: Indigeneity, Education & Society 1, no. 1 (March 2012): 3.

[12] Ibid.

[13] Gloria Wekker, White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race (Durham: Duke University Press, 2016). Even though Wekker’s focal point are the Netherlands, and the Dutch society, I consider her analysis essential in regards to white European identities in general.

[14] Ida Danewid, “White innocence in the Black Mediterranean: Hospitality and the Erasure of History,” Third World Quarterly 38, no. 7 (2017): 1674-89.