La liminalité permanente est dérivée du terme anthropologique liminalité. La liminalité a été reprise et popularisée par Victor Turner à la lumière de l’œuvre classique mais longtemps méconnue de Arnold Van Gennep sur les rites de passage. C’est désormais un concept largement utilisé dans les sciences sociales, politiques et culturelles, ainsi qu’en mythologie comparative et en littérature, qui appréhende des situations spatiales et temporaires de transition ou d’entre-deux.
À travers son utilisation largement positive du terme, Turner se concentre sur des situations au sein desquelles des structures rigides, considérées comme acquises, sont devenues poreuses et malléables, générant un sentiment de communitas et rendant possible le renouveau et la créativité.
Cependant, à mesure que l’utilisation du terme se répandait, il était de plus en plus évident qu’une situation liminale à l’échelle mondiale, entraînant l’effondrement en bloc de l’ordre et des structures de sens, pouvait générer un vide, un néant, une condition angoissante de flux et de liquidité menaçant de provoquer un sentiment d’anxiété et d’insignifiance.
La liminalité contribue également à redéfinir la marginalité. Un lieu ou une situation à caractère marginal, que ce soit sur le plan socio-politique ou géographique, se situe à la limite du territoire, loin des centres de la vie sociale ou du pouvoir politique. Cependant, en se situant à la croisée de centres voisins, un lieu marginal peut soudainement devenir liminal, gagner de l’influence en servant de médiateur, et peut même, éventuellement, devenir un centre concurrent. Le développement de la Flandre, entre la culture française et germanique, offre un bon exemple, avec les foires toujours plus grandes d’Anvers qui ont donné naissance au premier marché boursier.
La liminalité permanente à proprement parler est un oxymore, puisqu’une condition liminale dans le temps est par définition temporaire. Cependant, les conditions que l’on pensait être seulement temporaires seraient susceptibles de persister et de devenir durables, semblant alors permanentes. Cela créé alors un sentiment intense d’absurdité, et d’irréalité. L’Iliade et l’Odyssée sont des exemples particulièrement frappants qui illustrent cette idée, le premier à travers une guerre qui dure symboliquement éternellement (dix ans), et le second avec un voyage du héros sur le chemin du retour qui, de manière similaire, semble interminable.
Sans surprises, Ulysse est devenu le héros d’un roman archétypal (hyper-)moderne, capturant la condition moderne, dont on pourrait dire qu’elle est en permanence liminale, générant un profond sentiment d’anxiété et de manque d’appartenance et culminant dans un sentiment d’irréalité : cette même réalité a cessé d’être vraiment réelle.
Au cours de l’histoire, la Méditerranée est passée de marginale à liminale et vice-versa. Sans la navigation, la mer est une frontière infranchissable ; grâce à elle, la Sicile peut être beaucoup plus proche de la Tunisie que ne l’est le Maroc. Cependant, avec la montée en puissance des états, la mer Méditerranée est devenue – sans toujours l’être – une frontière plutôt qu’un lieu de rencontre. Dans quelle mesure la Méditerranée peut-elle être liminale de manière permanente ? Une possibilité pourrait être d’associer la liminalité à la liquidité, comme le fait Bauman, l’un des premiers sociologues à utiliser le terme liminalité.
Pour l’eau, et donc la mer, la liquidité est évidemment permanente, et non pas une condition temporaire. Toutefois, si la liquidité est fondamentale pour la vie, elle est incompatible avec la solidité qui est centrale pour le sens – voire pour la solidarité, comme le montrent les liens étymologiques (la solidarité vient de la solidité). Ainsi, la liminalité permanente (dans le temps) entraîne presque inévitablement manque de sens et absurdité.
Cependant, la liminalité spatiale permanente de la Méditerranée peut être envisagée de différentes manières. On peut considérer que la Méditerranée est trop vaste pour être étroitement contrôlée, comme peut l’être la traversée d’un lac ou d’une rivière ; mais elle n’est pas aussi vaste qu’un océan, qui ne peut être traversé quotidiennement.
Est-elle alors le meilleur des deux mondes ? Malheureusement, pas nécessairement, comme le montre l’histoire de la piraterie en Méditerranée – un terme qui, de façon frappante, dérive aussi de limite/liminalité (voir l’étymologie de pirate en grec peirates/ peras/*per traverser dangereusement). Si toute condition liminale n’est pas seule- ment libératrice et créatrice mais aussi intrinsèquement dangereuse, alors tout ce qui peut être conçu comme liminal en permanence est inévitablement encore plus dangereux.
Bien entendu, sans danger, la vie devient terriblement ennuyeuse. Cependant, un certain type de liminalité permanente est en réalité une forme d’ennui poussé à son extrême, tendant alors vers l’illimité, étymologiquement identique à la racine du mal.