L’orthodromie est un terme issu du grec orthodromeîn qui signifie courir en ligne droite. Elle définit la route la plus courte
que peut parcourir un navire pour aller d’un point à un autre. Cette route suit l’arc du globe terrestre. Sur la mer, dénuée d’obstacles géographiques, l’orthodromie est théoriquement la trajectoire la plus simple.
Au plus large de la Méditerranée, de Montfalcone en Italie à Marsa El Brega en Libye, du point Nord situé à environ 45°79‘38’’N-13°54‘60’’E jusqu’aux confins Sud déterminé à environ 30°27’14’’N -19°19’48’’E, ce trajet mesure 1600 km, soit près de 864 milles nautiques. Une possible orthodromie.
Les navigations sur la Méditerranée, même sur des « flots incertains » [1], ont joué un rôle primordial pour toutes les sociétés qui
en ont peuplé les rivages, comme l’énoncent depuis longtemps les livres de géographie. « Sans cette mer de jonction (…) ; sans ce grand agent médiateur (…) qui porte les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en rapport les uns avec les autres, (…) nous serions restés dans la barbarie primitive » [2] La Méditerranée « fut toujours la grande voie de la civilisation qu’elle porta à ses riverains » [3] De Nador à Marseille, d’Alicante à Alger, de Haïfa à Syracuse. À bord de trières, de dromons, de cogues, de caraques, de cargos, de transbordeurs… L’orthodromie, déjà.
Aujourd’hui, la traversée de cette mer est devenue l’ultime recours pour des milliers de personnes qui cherchent à fuir les difficultés qu’elles connaissent dans leur pays, l’« option (…) la seule disponible pour les demandeurs de refuge » [4]
Dans les médias, sur des cartes souvent tapageuses, ces parcours maritimes sont représentés par de simples flèches tracées à partir de quelques villes côtières du Maroc ou de la Libye, par exemple, vaguement situées en bordure de Méditerranée. Ces expressions laconiques, dénoncées par quelques géographes [5], donnent l’impression erronée d’un flux à la fois facile, continu et invasif.
Pourtant, désormais, la Méditerranée « est une limite (…), infranchissable comme un mur » [6] Elle mériterait peut-être, plus
que jamais, le nom de « déchirure », employé par le géographe Max Sorre en 1934, qui rappelle le violent processus de sa formation géologique par « des tractions », des dislocations, des étirements, de « grands affaissements », des « arrachements»,
des distensions, « du serrage» et « autres accidents » [7], sa naissance d’une histoire tourmentée qui se poursuit encore. Car, dorénavant, franchir simplement la « medius terrae », cette mer au milieu, « entre deux lieux, (…) intermédiaire, c’est- à-dire aussi qui s’interpose » [8] ne semble plus possible. La route commence obligatoirement dans d’insurmontables méandres consulaires.
Les parcours ainsi contrariés sont devenus difficiles, laborieux, tortueux, à l’image de la performance Sillage Oujda/Melilla (2012) de Marcos Avila Forero, pendant laquelle l’artiste et d’autres hommes ont tiré un cayuco, ce bateau traditionnel des pêcheurs sénégalais transformé en embarcation précaire par les migrants. Ils ont parcouru les cent-cinquante kilomètres qui séparent Oujda au Maroc, à la frontière algérienne, de l’enclave espagnole de Melilla, point de départ des exilés vers les côtes espagnoles. Le lourd cayuco traîné était en plâtre et s’est détruit au fil du parcours en traçant une ligne blanche le long du trajet, disant à la fois la pénible usure du voyage, la fragilité des moyens et la réalité de ces cheminements clandestins.
Les exilés doivent entreprendre leur périlleux voyage, « le plus souvent à l’instigation de quelqu’un, (…) sur un bateau qui s’est trouvé là par hasard ou [attendu] depuis longtemps, armé d’un équipement improvisé ou rassemblé de longue date » [9], décrit avec clairvoyance l’écrivain Predrag Matvejevitche en 1987. « Les flots incertains » de Reclus, que, dans son installation intitulée Road to exile (2008) l’artiste plasticien Barthélémy Toguo transforme en bouteilles de verre instables, mouvantes, roulantes sur lesquelles il a installé sa barque surchargée de ballots de tissus multicolores, au bord du chavirement, deviennent un danger effroyable pour tous ceux qui s’y risquent. Ces navigateurs téméraires « se retrouvent (…) entassés dans des vieux cargos ou des barques de fortune, sur des rafiots aux noms effacés qui n’attendent que très peu pour couler à pic » [10].
Pour réaliser Harragas (2011), dont le titre annonce ceux qui brûlent leurs papiers pour ne pas être renvoyés dans leur pays d’origine, l’artiste Bruno Boudjelal a rassemblé des vidéos filmées par ces voyageurs illégaux. Captées sur le vif, avec leur téléphone portable, sur le modèle des selfies, ces images laissent entrevoir des hommes sur une mer agitée parfois tempétueuse, dans une embarcation précaire, inadéquate à la réussite d’un tel périple. Il n’y a aucun repère topographique ou géographique autre que la présence de l’eau qui forme dans chaque film un horizon infini.
Des épaves qui se désagrègent, des canots pneumatiques dégonflés, surnageants entre deux eaux, des navires en bois équipés de rames dérisoires, des chalutiers rouillés en perdition, dans lesquels se pressent des familles entières. Ces visions nous sont tristement familières. Elles montrent, de façon réductrice et focalisée, des naufragés à la dérive dans le moment terrible et dégradant de leur interception [11], comme le dénonce l’artiste vidéaste Ursula Biemann. Ces clichés, toujours les mêmes, appartiennent malheu- reusement à une iconographie médiatique pléthorique, collective et diffusée en boucle perpétuelle. Ils « circulent indéfiniment et perdent finalement toute référence au contexte (…), ne renvoie[nt] plus à un événement spécifique » [12]. Les images, comme les embarcations, naviguent de site en site. Sans ancrage, sans référence, l’information erre et se perd.
Le sens se dilue et ne nous parvient plus. Ces images dépersonnalisées, décontextualisées ne touchent plus au but.
Les œuvres Sillage Oujada/Melilla, Road to exile et Harragas racontent la même réalité, bien sûr. Elles nous parlent aussi
de ces traversées éprouvantes et hasardeuses. Mais, en y mêlant une incontestable poésie du dérisoire et de l’absurde, la performance de Marcos Avila Forero nous intrigue. L’installation de Barthélémy Toguo s’impose à nous par sa présence tout à la fois colorée, massive et incertaine. Et, en exposant les petits films des Harragas, initialement envoyés à leurs proches sur les réseaux sociaux, Bruno Boudjelal nous fait entrer, nous spectateurs, dans cet échange intime. Il nous inscrit sur la liste de leurs amis. Nous sommes saisis. C’est ce qui fait la force et la particularité de ces œuvres.
L’orthodromie de l’art, peut-être.
[1] Jacques Élisée Reclus, Nouvelle géographie universelle: la terre et les hommes.T I, Paris, Hachette, 1875, chap III.
[2] نفس المرجع
[3] Max Sorre, in Vidal de la Blache, Paul (dir), Lucien (dir.), Géographie Universelle. «Méditerranée. Péninsules méditerranéennes ». Première partie, Vol. VII, Librairie Armand Colin, 1934, p 54.
[4] Fabienne Brugère, Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité, Flammarion, 2018, p 39.
[5] Lucie Bacon, « Cartographier les mouvements migratoires », Revue européenne des migrations internationales, 32. vol. 32-no3 et 4, 2016, p 185–214 https://doi.org/10.4000/remi.8249.
[6] Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité, op. cit., p 37.
[7] Max Sorre, in Vidal de la Blache, Paul (dir), Lucien (dir.), Géographie Universelle. «Méditerranée. Péninsules méditerranéennes ». op.cit., p 9 et 10.
[8] Florence Deprest, « L’invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion », L’Espace géographique, tome 31.1, 2002, p 73–92.
[9] Predrag Matvejevitch, Bréviaire méditerranéen, Paris, Fayard, [1987] 1992, p 77.
[10] Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité, op. cit., p 37.
[11] Ursula Biemann, Sahara Chronicle–Agadez, WORLD OF MATTER, http://worldofmatter.net/desert-truck-terminal-i#path=sahara-chroni- cle-agadez-0.
[12] Charles Heller et Lorenzo Pezzani, « Images Flottantes, Traces Liquides, La Perturbation Du Régime Esthétique de La Frontière Maritime de l’UE », AntiAtlas Journal #2, 2017, https://www.antiatlas-journal.net/02-images-flottantes-trac- es-liquides-la-perturbation-du-regime-estheti- que-de-la-frontiere-maritime-de-lue/.