Port d’escale
— publié dans : De la dérive (2020)
— auteure : Nuria Ribas Costa, journaliste, juriste et urbaniste amateure, Norvège

Nuria Ribas Costa

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transit

— Je ne comprends tout simplement pas pourquoi ils sont si nombreux.

L’eau est calme.

— Peut-être que nous ne nous en rendions pas compte quand nous étions plus jeunes ?

— Non, je pense que ce n’est pas ça. Je pense qu’il y en a davantage qui arrivent aujourd’hui.

— Mais cet afflux constant est intenable. Je veux dire, c’est une île. Il n’y a pas de place.

L’automne est là depuis quelques semaines déjà, mais personne ne semble l’avoir remar- qué. Les gens s’efforcent de prolonger l’été, de brouiller les limites du changement de saison. Et les journées bleues et lumineuses aident leur cause.

— Mais pourquoi ? Pourquoi tant de monde ?

Le soleil brille fièrement, et aucune brise ne vient souffler durant l’heure la plus chaude de la journée. Le rivage se fond dans l’eau. Le sable est doux, et semble chaud.

— Il y a quelques jours, une amie m’a dit que l’idée d’une pénurie de main-d’œuvre locale se répandait. Il y a donc une avalanche de personnes qui fuient leur pays d’origine, convaincues de trouver un emploi ici.

— Qui a dit cela ?
— Mon amie Rosa.
— C’est elle qui a vécu au Sénégal ?
— Oui, c’est elle.

Il existe un dicton dans la langue native de l’île pour décrire des eaux comme celles d’aujourd’hui : « com una bassa d’oli ». Cela signifie « comme un bassin d’huile ». Des eaux si calmes, si paisibles, si statiques, qu’elles évoquent l’immobilité de liquides plus lourds, plus denses, imperturbables. Des eaux comme celles-ci réussissent à tromper aussi bien les marins inexpérimentés que les touristes ; elles font croire aux marins que la mer est, parfois, un monstre docile.

— Mais imaginez combien il est dangereux de ramer en pleine mer, d’essayer d’atteindre le rivage, de traverser une frontière. Tout peut arriver, ça doit être tellement effrayant…

— Qui sait ce qu’ils fuient, s’ils décident quand même de se mettre autant en danger ?

— Je ne sais pas d’où leur vient l’idée qu’il y a un besoin de main-d’œuvre ici. Ce dont on a besoin, c’est de travail. Si nous n’avons pas d’emplois nous-mêmes, quels emplois y auraient-ils pour eux…

— Et encore une fois, c’est une île. Il y a des limites au nombre de personnes que nous pouvons accueillir sur cette terre. Il n’y a pas de place pour tout le monde.

La plage est pratiquement déserte. Désertée de ces nomades hédonistes qu’on appelle, de nos jours, touristes. Les hôtels et les immeubles environnants sont également vides. Les routes, les terrasses, les boutiques, les souvenirs. Le vaste vestige prématuré d’une infrastructure unidirectionnelle : l’hospitalité. Destinée à être remplie, l’île vise un afflux annuel de visiteurs. L’horror vacui tant attendue pendant les mois de canicule.
Le dénuement des environs et la confirmation de la nature touristique du lieu mettent en évidence les contradictions inhérentes à des affirmations telles que « nous ne sommes pas à notre place » ou « il n’y a pas de place ». L’insularité est déployée comme un outil politique, utilisée dans une redéfinition des capacités du territoire. Comme si il était destiné à n’accueillir qu’un groupe donné. Comme si l’hospitalité se détachait défini- tivement de son sens premier, qui impliquait autrefois la gentillesse, l’amabilité, la chaleur. Accueillant, mais pas envers tous.

Il y a un an, au petit matin, un événement est venu bouleverser l’imaginaire collectif des habitants de l’île. C’était fin août 2019, et l’eau était calme, com una bassa d’oli.
Un pêcheur se leva à l’aube. Il mit le moteur de son bateau en marche et pris la mer avant l’aurore. Le soleil se levait alors qu’il était en train de pêcher, illuminant une belle et chaude journée. La mer était paisible, aucun vent ne gonflait les voiles de son bateau, le petit moteur ronronnait. Lorsqu’il revint sur la rive, le soleil était haut et le bleu du ciel se fondait dans l’horizon, mais il était encore tôt.

Soudain, il aperçut quelque chose le long de la côte. Cette plage était bien connue pour ses murs escarpés couverts de pierres désagrégées et de terre blanche poussiéreuse, pratiquement sans végétation. Dès qu’il eut regardé de plus près et réalisé ce qui était en train de se dérouler sous ses yeux, il sortit son téléphone et commença à filmer. Cette vidéo allait, par la suite, être diffusée de manière compulsive par les média locaux.

L’enregistrement montre l’arrivée sur la côte d’un petit bateau à moteur ainsi que le débarquement de quelque 16 migrants. Certains d’entre eux portent des sacs, d’autres ont les mains vides, certains sont de grande taille, d’autres plus petits. Le pêcheur zoome pour capturer le moment où, un par un, ils sautent sur la plage et com- mencent à se diriger vers la pente de la falaise. Pendant quelques secondes, la caméra fait des allers-retours entre le groupe et le bateau, pour montrer comment ce dernier a été abandonné sur le rivage. Ensuite, l’image affiche une vue panoramique à 360o, capturant toute la plage au moment où le pêcheur prononce son nom : Sòl de’n Serrà, sur le côté est de l’île. Enfin, la caméra reste statique en continuant à filmer l’ascension rapide de 16 silhouettes noires.

Le spectacle de cette eau calme et limpide et de cette falaise blanche parsemée de corps grimpant avec acharnement a été largement repris dans les médias locaux [1] et les canaux de communication informels tels que les groupes de discussion Whatsapp et Telegram, constamment partagés et re-partagés jusqu’à épuisement. La puissance de l’image était indéniable, elle suscitait des sentiments mitigés et des conversations curieuses, défiant les opinions rationnelles, provoquant des émotions – un sentiment d’appartenance, de propriété, ou même, oserait-on dire, une étrange peur de l’occupation.

Bien entendu, depuis, l’imaginaire collectif de l’île a vite fait de banaliser cette plage entièrement recouverte de hamacs, de transats et de paillotes. Les clubs de plage, les fêtes exclusives et la privatisation du rivage côtoient désormais la vie quotidienne comme s’ils avaient toujours existé.
Malgré une certaine résistance et un regard critique de l’opinion publique, le débat ne fut vraisemblablement ni aussi passionnée ni aussi sensationnel que celui suscité par le débarquement à Sòl de’n Serrà.

Une telle arrivée s’inscrit dans la tradition d’une île qui a été, pendant des générations, une escale. Un lieu de transit, dont l’attrait définissait le caractère des autochtones appelés à devenir des individus indépendants, généralement pauvres et autarciques, réfractaires au pouvoir et attachés à la terre.

Les Phéniciens et les Puniques furent les premiers à inscrire l’île dans le tracé des routes commerciales de la Méditerranée occidentale au Ve siècle avant J.-C., la consacrant ainsi comme un point de passage stratégique dans la région. Vinrent ensuite les Romains, les musulmans, puis les chrétiens catalans, sans que l’île ne perde pour autant son statut de carrefour incontournable. Sa position stratégique était aussi sa plus grande faiblesse : point de passage, lieu de transit, port d’escale.

Borderland (Frontière).

Assiégée par les pirates au XVIe siècle, on pourrait se demander si l’avalanche de touristes des années 1970 (160 000 en 1968 et 500 000 en 1974, soit un ratio de 12 touristes par habitant en 1973) [2] ne fut pas également une sorte de siège. Mais il serait- naïf, voire surréaliste de comparer la piraterie et le tourisme : la première suggère la rareté, le second l’argent. L’introduction révolutionnaire d’une toute nouvelle indus- trie dans un terrain qui avait été, pendant des années, détaché de l’Histoire [3].

Le XXe siècle a entraîné une transformation radicale du territoire de l’île et une redéfi- nition de sa signification dans le contexte européen et méditerranéen. Les citoyens ont alors compris qu’il était possible de gagner de l’argent, d’améliorer leur qualité de vie et de laisser derrière eux le caractère ordinaire et essentiellement autosuffisant qui a caractérisé le lieu pendant des générations. La terre est soudainement devenue une richesse, et cet attachement de longue date avec le territoire s’est délité au nom de l’enrichissement rapide, du « progrès ». Il est frappant de constater que ce progrès a signifié la rupture des liens avec le reste de la Méditerranée, et la consolidation d’une définition principale : Ibiza comme terrain de jeu de l’Europe.

Cependant, il n’existe pas de frontières érigées par l’homme entre l’île et le reste de la Méditerranée. Les frontières en tant que telles restent en fait une construction. La circulation de l’air et de l’eau n’implique pas, en soi, le déracinement, du moins plus au XXIe siècle. Mais à mesure que les routes commerciales définissent les routes intellectuelles, les connexions avec le reste des territoires baignés par les eaux de la Méditerranée s’estompent progressivement – une capitalisation de la frontière qui implique une capitalisation des relations humaines, une industrie hôtelière sélective.

Une simple métaphore : les yachts contre les bateaux à la dérive, les pateras en espagnol.

Le soleil se couche et l’air se refroidit. L’automne confirme son arrivée.

— Vous avez faim ? Moi, oui. Devrions-nous manger ?

— Devrions-nous aller dans un bar ?

— Je ne sais pas ce qui est ouvert dans ce quartier, tout semble vide.

— Allons voir.

On se prépare à partir. On secoue les serviettes, pour les débarrasser du sable. Il n’y a plus personne sur la plage. Le soleil se couche, et l’eau semble violette, rouge, rose, orange. À l’horizon, la silhouette de la péninsule Ibérique se détache nettement dans le ciel. Comme si les côtes algériennes étaient visibles depuis Almería. Comme celles du Maroc depuis Marbella.

Par temps clair, elles semblent très proches, beaucoup plus qu’elles ne le sont en réalité.

[1] Redacción (2019) « Un pescador graba la llegada de una patera a Ibiza », Ultima Hora Ibiza. /https://www.ultimahora.es/noticias :على اﻟﺈنترنت local/2019/08/31/1103681/pescador-graba-llega- da-patera-ibiza.html

[2] Bisson, Jean (1977) La terre et l’homme aux Îles Baléares, Édisud. P 256

[3] Buades, Joan (2004) On brilla el sol: turisme a Balears abans del boom. Res Publica. P 79